La question des intolérances au gluten
Longtemps les problèmes liés au gluten furent donc cantonnés à la seule maladie cœliaque qui nécessite l’exclusion de toutes traces de gluten, ou tout au moins sa forte hydrolyse préalable. L’intestin de nos contemporains est devenu plus fragile et beaucoup de personnes souffrent d’une intolérance au gluten de type non coeliaque et évitent de consommer un aliment qui ne leur convient plus. L’importance de la consommation d’aliments de plus en plus transformés, la baisse de la consommation des fruits et légumes, l’hygiénisme alimentaire ne sont peut-être pas étrangers à la fragilisation de la sphère intestinale, mais cela n’explique pas tout. D’un point de vue nutritionnel, la maladie coeliaque, l’allergie au blé et l’hypersensibilité au gluten ont en commun de pouvoir être traitées identiquement en retirant le blé et/ou d’autres sources de gluten du régime alimentaire, alors que cette mesure n’est réellement indispensable que pour la prévention de la maladie coeliaque, ou certaines allergies avérées au blé. L’hypersensibilité au gluten semble plutôt dépendre de sa nature moléculaire (qui est très variable selon les espèces ou les variétés de céréales), de l’aliment qui en est vecteur (pain, pâtes) et au final de sa dégradation par des enzymes protéolytiques avant l’étape de la digestion intestinale. Or le public sensible à cette question a tendance à mettre dans la même catégorie à risque tous les aliments susceptibles de contenir du gluten.
Brièvement, les protéines du gluten (de type prolamine) sont formées de gliadines et de gluténines, dont une fraction peut avoir des poids moléculaires élevées. Les molécules de gluténines sont plolymérisées entre elles, formant un réseau tridimensionnel dans lequel s’agrègent les molécules de gliadine. La nature du gluten dans les variétés modernes de blé a changé pour accroître la valeur boulangère de la pâte, et certaines fractions des gluténines présentent maintenant des poids moléculaires très élevés. Ces molécules de gluténines permettent actuellement l’obtention par le pétrissage d’un réseau hautement polymérisé très résistant, même si la présence des gliadines permet d’en améliorer l’extensibilité.
Du point de vue physiologique, la structure compacte et hydrophobe des prolamines du gluten, ainsi que ses teneurs élevées en proline et glutamine, rendent le gluten très résistant à la digestion pancréatique, et les remaniements du gluten liés au pétrissage accentuent certainement cette résistance. C’est donc les enzymes intestinales qui doivent achever le travail d’hydrolyse en peptides et en acides aminés et c’est ce déplacement de la digestion pancréatique vers celui de la paroi intestinale qui pose problème.
Dans la maladie cœliaque, certains peptides de la gliadine induisent le développement de cette pathologie auto-immune très grave. En effet, les gliadines sont particulièrement résistantes aux enzymes digestives et parviennent donc sous forme intacte au niveau de la lumière intestinale. De plus, dans cette pathologie, on observe un transport intact des peptides de la gliadine dans la cellule intestinale alors que dans un épithélium intestinal sain les peptides sont dégradés lors de leur passage.
Dans l’hypersensibilité au gluten, les mécanismes responsables des troubles intestinaux sont moins connus que pour la maladie cœliaque, de même que les conséquences immunitaires ou inflammatoires qui semblent moins graves. Le déclenchement de l’hypersensibilité au gluten pourrait être lié à la mauvaise digestibilité pancréatique de l’ensemble des protéines du gluten suite à la sélection des blés et aux traitements technologiques appliqués à la farine. A la différence de la cuisson des pâtes dans l’eau bouillante, la cuisson du pain au four n’est pas la meilleure façon de dénaturer les protéines du gluten et de faciliter leur digestibilité. La panification pourrait même induire et stabiliser la formation d’agrégats protéiques, et augmenter ainsi la résistance des allergènes potentiels de la farine de blé à la digestion protéolytique.
C’est pourquoi on peut faire l’hypothèse qu’il y aurait moins de problèmes d’intolérances au gluten au sens large si son hydrolyse pancréatique était suffisamment rapide et complète. Or de nombreux facteurs concourent à rendre le gluten plus indigestible à ce niveau. Outre la nature des blés, et leur composition en gluten, une mauvaise conduite de la panification pourrait aussi jouer un rôle majeur dans le développement des intolérances au gluten, notamment l’allergie et l’hypersensibilité. Le pétrissage habituel est très intensif, même dans le pain de tradition française. Grâce à cette intervention mécanique, le réseau protéique est profondément remanié avec la création de nouvelles liaisons intramoléculaires, ce qui aboutit à la séparation du gluten d’une grande partie de l’amidon. Il se crée un véritable film viscoélastique qui accentuerait la difficulté des enzymes pancréatiques à scinder le gluten, obligeant la paroi intestinale à prendre un relais difficile. L’ajout de vitamine C et le développement des oxydations durant le pétrissage ne font qu’accentuer ce processus, en créant un réseau de gluten plus tenace. L’addition fréquente de gluten augmente la résistance du film glutineux pour piéger le CO2, entraînant un surcroît de travail pour la digestion pancréatique. Théoriquement, durant la fermentation panaire, les protéases de la pâte peuvent commencer à hydrolyser le gluten, mais ce travail de coupure nécessite une baisse très importante du pH, que l’on ne retrouve pas avec une fermentation ordinaire à la levure.
Dans le pain blanc, les digestions pancréatiques et intestinales de l’amidon semblent très rapides, alors que celle du gluten semble beaucoup plus lente. Il faut noter que dans les pâtes alimentaires, il n’y a pas formation, comme dans le pain, d’un film de gluten viscoélastique séparé du grain d’amidon. En effet le gluten du blé dur a une faible teneur en gluténines de haut poids moléculaires, celles qui participent à la formation du réseau viscoélastique du pain fabriqué avec la farine de blé tendre. Le pétrissage de la semoule dans la première étape de fabrication des pâtes alimentaires ne modifie donc que très partiellement les propriétés physicochimiques des protéines, contrairement à ce qu’on observe pour la pâte boulangère. Le gluten des pâtes alimentaires continue à enchâsser le grain d’amidon, ce qui ralentit l’action des amylases pancréatiques et on obtient au final un bon index glycémique. De plus, à la différence du pain, la cuisson des pâtes en milieu très hydratée facilite la dénaturation du gluten, sans provoquer la gélatinisation de l’amidon (qui rendrait autrement très collantes les pâtes).La tolérance digestive au gluten pose sans doute moins de problème pour les pâtes que pour le pain. Puisque, contrairement au pain, avec la technologie des pâtes, le gluten n’étant pas séparé du grain d’amidon, les activités des protéases pancréatiques pourraient être facilitées par la proximité hydrophile de l’amidon . Cependant, cette configuration favorable à la digestibilité du gluten des pâtes alimentaires n’est pas suffisante pour éviter les conséquences physiopathologiques de la maladie cœliaque qui est spécifiquement induite par la reconnaissance de certaines séquences du gluten par le système immunitaire.
Quel bilan peut-on tirer de ces connaissances ? En premier qu’il n’est pas nécessaire d’entretenir cette phobie du gluten qui conduit au développement d’aliments de substitution souvent de piètre qualité. Il existe en effet des préparations alimentaires qui facilitent la digestibilité et la tolérance au gluten, c’est le cas des pâtes mais aussi du pain au levain. Même s’il existe des solutions alimentaires qui semblent satisfaisantes, la question du gluten est loin d’être résolue. Les généticiens assurent que les variétés de blé moderne ou anciennes présentent toutes les mêmes fréquences d’épitopes allergène, et cet argument est largement repris par les groupes semenciers pour justifier la bonne orientation de leur sélection, tout en passant sous silence la modification du gluten dû à la présence de gluténines de haut poids moléculaire. Sauf que l’hypersensibilité au gluten, même si la présence d’épitopes allergènes n’est pas limitée aux blés modernes, serait provoquée par la difficulté de digestion globale du gluten, devenu très élastique et résistant à la digestion pancréatique. Il est difficile de ne porter aucun crédit aux nombreux témoignages des boulangers qui semblent avoir résolu les problèmes de sensibilité au gluten en panifiant au levain des variétés anciennes, de très faible valeur boulangère. A l’évidence nous aurions besoin d’un éclairage scientifique nouveau sur cette question.
Au final, le pain blanc courant présente un index glycémique trop élevé, une trop faible teneur en fibres et micronutriments protecteurs, une teneur trop élevée en sel et son réseau de gluten est susceptible de provoquer divers types d’intolérances de l’intestin. Tous ces points critiques peuvent pourtant être améliorés ou résolus.
Christian Rémésy
christian.remesy@wanadoo.fr
Ancien Directeur de Recherche à l’INRA de Clermont- Ferrand